Chapitre 18

 

UNE IMMORALITÉ PRAGMATIQUE

 

 

La fin de l’attaque ne fut pas moins brutale que le début. L’homme, d’âge mur, tournoyait farouchement, grondait et grognait avec une sauvagerie primitive ; il alla jusqu’à gifler la jeune femme au plus fort de son délire.

Puis tout s’arrêta, comme d’un claquement de doigts. Il se retira de la jeune fille et abaissa ses nombreuses couches de tuniques, rouges, or et blanches, avant de s’en aller d’un pas calme sans un regard pour la créature déflorée. Car le doyen des prêtres Yozumian Dudui Yinochek, la Propre voix bénie de la Maison du Protecteur, l’homme le plus puissant dans une circonscription entière du port de Memnon au moins, n’avait pas le temps de songer à la populace.

Ses préoccupations étaient intellectuelles ; ses obstacles, physiques, et son « troupeau » souvent plus une gêne qu’une source de force.

Il marchait, les jambes raides, et se balançait un peu en traversant la pièce encombrée, vidé de son énergie. Il observa les charrettes et les caisses, les sacs de toile et les outils empilés. Il n’arrivait que rarement que lui, ou les prêtres de Séluné en charge des affaires importantes, se rende dans cette pièce à d’autre fin que celle pour laquelle il se trouvait là. L’endroit était crasseux et sentait l’eau salée ; c’était une salle destinée aux serviteurs et non aux religieux bénis. L’endroit ne présentait qu’une seule qualité qui rachetait tous ses défauts : une porte secrète donnant sur la rue, par laquelle les « visiteurs » pouvaient s’introduire subrepticement.

Cette pensée ramena le doyen des prêtres à la jeune femme, à peine une adolescente. Elle avait pleuré, mais avait fini par faire preuve d’assez de sagesse pour modérer ses plaintes et ne pas insulter sa performance. Bien sûr elle avait mal, mais cela passerait. Yinochek savait que son trouble et son agitation intérieurs auraient plus de conséquences que son hymen déchiré.

— Cette nuit, tu as rendu un précieux service à Séluné, lui déclara-t-il. Libéré de mes désirs terrestres, je ne peux que mieux contempler les mystères du paradis et, à mesure qu’ils me seront révélés, la voie de la rédemption n’en sera que plus claire pour toi et ton père défaillant. Tiens.

Prenant la miche de pain rassis qu’il avait placée en entrant sur une caisse près de la porte du couloir, il la secoua pour en retirer quelques créatures rampantes, avant de la lui lancer. Elle l’attrapa et la serra désespérément contre sa poitrine. Cela suscita chez Yinochek un petit rire condescendant.

— Tu le chéris, bien sûr, dit-il. Parce que tu ne comprends pas que ta plus grande récompense sera le résultat de mes contemplations. Tu es si enchaînée par les besoins physiques que tu ne peux même pas commencer à appréhender le divin.

Avec un grognement dédaigneux devant le visage vide de la jeune fille, sur lequel couraient des traces de larmes, Yinochek se tourna vers la porte et l’ouvrit, faisant sursauter un jeune prêtre au physique agréable.

— Dévot Gositek, salua-t-il.

— Mes excuses, Doyen, répondit Papan Gositek. Il croisa ses mains sur sa ceinture et s’inclina avec raideur en signe de supplication. J’ai cru entendre…

— Oui, j’ai terminé, expliqua Yinochek.

Il jeta un regard derrière lui à la femme, qui serrait contre elle le pain. Le doyen fit face au jeune religieux.

— Ton traité sur la Promesse d’Ibrandul m’attend dans mes appartements, dit-il. (L’autre rayonna.) Je n’ai entendu que des éloges sur tes réflexions et, de ce que j’ai pu parcourir, je suis enclin à leur accorder crédit. Ce dieu, dont le domaine est la mort elle-même, est si mal compris.

Le sourire de Gositek dévoila ses dents, en dépit de sa tentative pour paraître humble.

— Ton travail avance ? demanda Yinochek, conscient d’avoir pris le jeune homme en flagrant délit de jubilation.

— O-oui, oui, Doyen, bégaya Gositek en baissant respectueusement les paupières.

Yinochek dissimula son amusement. La fierté, naturellement, était considérée comme une faiblesse, voire un péché, mais il savait que, sans ce sentiment, aucun jeune homme n’épouserait les rigueurs de la contemplation. Il s’écarta juste un peu, comme Gositek commençait à lever la tête, pour lui permettre de voir la fille, qui continuait à trembler.

Les yeux du jeune prêtre, ainsi que la façon dont il avait passé sa langue sur ses lèvres, trahissaient sa concupiscence.

— Prends-la, dit Yinochek. Elle a mal, mais ton travail est plus important que son confort. Décharge-toi de tes passions terrestres et accède à l’état de contemplation. Je suis on ne peut plus curieux de lire ta thèse concernant les stratagèmes divins relatifs au Plan de Fugue. La pensée que les dieux eux-mêmes rivalisent entre eux pour les âmes des morts neutres me fascine et nous offre l’occasion de recruter pour le culte de Séluné.

Yinochek se tourna vers la fille.

— Ta mère défunte n’a pas encore atteint le paradis, déclara-t-il, sans même chercher à dissimuler son ricanement méprisant. Le dévot Gositek ici présent (il s’écarta pour qu’elle puisse mieux l’apercevoir) prie pour elle. L’attention que tu accorderas à ses besoins lui permettra de mieux garantir son ascension.

Il se retourna vers le jeune prêtre et haussa les épaules.

— Cela se passera mieux ainsi, dit-il avant de quitter la pièce.

Il avait totalement oublié la fille lorsqu’il arriva à ses appartements au troisième et dernier étage du temple. Il passa devant son bureau en bois poli, à la teinte soutenue, si différent des bois flottants, grisâtres et granuleux, dont l’emploi était généralisé dans le port du désert. Ce matériau avait été importé, comme la plupart des outils, meubles et décorations du fabuleux édifice, de loin la construction la plus somptueuse du quartier sud-ouest de la ville tentaculaire.

La contemplation divine nécessitait un cadre qui se prête à l’inspiration.

Yinochek se dirigea vers la porte ouest, celle menant à son balcon privé, dans le magnifique temple connu sous le nom de Maison du Protecteur. Y résidaient les prêtres de Séluné, la déesse de la lune et des dieux qui lui étaient apparentés, Valkur et Shaundakul. Cette enceinte unique était le centre de la prière et de la contemplation, avec une bibliothèque qui ne cessait de s’étoffer et qui suscitait l’envie sur toute la côte des Épées. Ironie du sort, l’essor considérable de la bibliothèque datait de quelques années, peu après le Temps des Troubles qui avait succédé à la découverte d’un culte au dieu de la mort Ibrandul dans les catacombes du bâtiment. Leur cabale dévoilée, tous les prêtres bandits n’avaient pas été tués. Sous le commandement hardi et autoritaire de Yinochek, bon nombre d’entre eux avaient été intégrés au temple. « Diffusez la connaissance », avait-il dit à ses troupes dubitatives.

Naturellement, cette propagation s’était effectuée sous le sceau du secret.

Le balcon était protégé du regard curieux de ces paysans imbéciles qui sans relâche se rassemblaient sur la place en dessous, implorant des indulgences ou des sorts de guérison sans avoir les moyens de les payer. L’autre loggia ne possédait pas de balustrade pour le soustraire au regard de ces opportuns. Yinochek avait une vue complète sur le port, sur la lune ronde au-delà de l’horizon liquide, sur lequel se détachaient les grands mâts des navires de commerce qui mouillaient près de la côte et ondulaient au rythme doux des vagues. Cette harmonie naturelle, lui rappelant ses ébats de la nuit, suscita chez lui une connexion à l’univers ; il développa des pensées d’éternité et d’accord avec Séluné. Il soupira et se délecta du moment. Rassasié physiquement de ses besoins élémentaires de dépravation, il s’éleva parmi les étoiles et les dieux. Plus d’une heure passa, la lune disparaissant, avant que son esprit retourne à la brillante thèse de Gositek.

Il avait trouvé la paix intérieure qui lui permettait de contacter Séluné.

Cette nuit-là, il ne réussit pas à se souvenir de l’apparence qu’avait son vaisseau tremblant. Il n’essaya même pas d’y parvenir.

La route du patriarche
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